Voir rouge -

Publié le par diaphanous

Nighthawks by Edward Hopper 1942

 

« Fabuleuse »

Cette femme est fabuleuse J’en aurais presque renversé le café du client… Elle est vraiment merveilleuse et sa beauté n’a rien de conventionnel ; ses formes, sa poitrine, la couleur de ses cheveux… Ce n’est en rien l’archétype de la femme fatale présent dans les magasines. Et pourtant, elle est habillée comme tel.

Ce n’est pas tous les jours qu’une belle femme vient dans mon café. Même en rêve, elles ne sont pas si parfaites... Mais le charme est rompu, il a ses limites, comme toujours.

Elle n’est pas venue seule ici, évidemment, ce genre de petite nana, ça aime pas être seule, ça trouve un gars bien et fortuné, et ça se marie avec. Ça va pas dans les bars pour parler à un pauvre type comme moi qu’a pas un sous.

Fabuleuse apparition… J’ai toujours trouvé que le rouge allait parfaitement aux femmes, cette couleur les sublime ; sa robe, sa chevelure, ses lèvres… Et bien, elle me le fait monter aux joues, le rouge!

Et puis sa silhouette élancée, légèrement cambrée à cause de ses talons hauts, c’est tout bonnement la déesse de l’amour qui est descendue du ciel pour rendre les hommes amoureux fous

 

« Amoureuse »

Elle est enfin tombée amoureuse de moi, la jolie petite femme bien proprette qui ne prenait pas la peine de poser les yeux sur moi quand je me baissais pour ramasser son mouchoir, celle-là même qui n’accordait aucune importance à mon existence quelque jours auparavant, celle qui ne devait pas se douter un instant de mes vues sur sa douce personne.

Il n’y a plus de doute, elle a enfin succombé, elle est conquise ; je la touche enfin du bout du doigt et elle est tellement émue qu’elle en frissonne ! Est-ce de l’excitation, du plaisir ? Ou un profond tourment ? La sensation de ne plus être maîtresse d’elle-même, de se perdre dans le flot de sentiments qui l’accable et qui la submerge, tant cette palpation inattendue la désarme ?

Je frissonne moi-même tant cet amour me remplit de joie ! Ah, quelle douce volupté de l’âme que la sensation d’être aimé !

Il faut dire que ce soir était une affaire rondement menée par mes soins ; restaurant, promenade romantique et café pris dans un charmant petit bar.

Le contact avec le comptoir en bois est presque sensuel, la proximité de nos deux corps, la lumière grisante, la chaleur du café et le contact de nos deux mains, si doux, si tendre… Comment rester insensible à tant de signes précurseurs et annonciateurs de notre douce idylle ?

 

« Heureuse»

T’as encore tout raté, c’est foutu. Pourtant c’était prévisible.

Qu’est-ce qui t’as pris de vouloir jouer avec la bourse comme ça, tu sais comment ça marche pourtant ! Ce n’est pas à toi qu’on apprend comment s’enrichir, tu sais y faire avec le cours des actions, la plus-value, les banques centrales, les fusions acquisitions, les ouvertures de capital… Tu aurais dû vendre tant qu’il en était encore temps ; tu ne serais pas là à enchaîner les verres comme un ivrogne.

Ce verre, là, il est vide maintenant, il y a une seconde il était encore plein, une véritable promesse de saveurs pour mes papilles, et une douloureuse descente brûlante pour ma gorge. Et bien, ce verre vide, c’est toi, t’as plus rien, tu n’as plus de valeur, parce que tu ne possèdes plus que toi-même, et ça, ça n’intéresse personne. Je suis bon à mettre dans le canal.

Alors que… Regardez-moi ces deux-là, les amants insouciants, ils s’élancent sûrement dans un bonheur sans fin, ils s’assurent joie et prospérité dans un foyer. Lui, doit bien gagner sa vie, sa mise et sa mine le prouvent, sa cigarette en est la dernière confirmation, c’est l’arme ultime de l’homme accompli pour avoir de l’allure. Elle, sa femme, doit être l’heureuse ménagère d’une spacieuse et charmante maison qu’elle entretient en grande dame du monde. Sa figure maquillée, sa robe et ses chaussures ne trompent pas ; on voit tout de suite combien sa tenue est soignée, élaborée avec goût et application. Sûrement qu’elle l’aime son mari, et qu’elle veut l’impressionner avec ce fard et ce rouge… Cette sensualité.

De la joie, de l’exaltation, du bonheur émanent de ses douces lèvres teintées, ses yeux s’appliquent à regarder le billet avec attention, certainement pour ne pas laisser transparaître la confusion et le trouble qui la prennent après ce contact inattendu avec la main de l’homme. Il faut dire qu’il a l’air de bien maîtriser son sujet, le bonhomme, il l’a fait succomber, elle semble même amoureuse.

Et surtout, elle a l’air heureuse. Heureux? Je n'ai jamais su... 

Heureuse, c'est cela, elle a l'air parfaitement heureuse.

Quelle chance ils ont, franchement, d’être si pleinement et si simplement heureux.

 

***

 

- Bonsoir, un café serré, s’il vous plait.

- Deux.

 

Elle et lui sont entrés dans un bar, comme deux insectes volants attirés par la lumière. Ils se sont assis derrière le comptoir sur des tabourets de bois. Là, ils attendent leur café. Elle ; chevelure rousse, chaussures rouges, lèvres vermeilles, ongles grenat. Lui ; costume bleu foncé, chemise azur, chapeau turquoise.

Le serveur amène la commande sans vraiment y penser, il pose la première tasse, le comptoir boisé rentre dans son champ de vision et il voit sa main ; féminine avec de jolies doigts fins et fraichement manucurés, et un beau vernis couleur sang qui embellit ses ongles. La lumière jaunâtre du bar lui éclaire le dos de la main et invente quelques ombres qui sont les cachettes de sombres secrets. Surpris, il lève la tête, aperçoit le visage de la jeune femme, et, dans un sursaut, manque de renverser la seconde tasse, qu’il parvient à redresser avant que le liquide noir ne s’en échappe.

- Faites un peu attention, dit l’homme en bleu, vous auriez bien pu en renverser sur la demoiselle!

- Je vous prie de bien vouloir m’excuser, M’dame, j’ai eu un moment d’égarement, et je…

Dans sa justification, le geste accompagnant la parole, un mouvement brusque fit s’envoler une petite quantité de café, qui retomba sur l’avant-bras de la jeune femme après être passé devant les yeux impuissants du maladroit.

- Je suis vraiment désolé, M'dame, dit le serveur avec air penaud, complètement navré, prenez ce mouchoir. Vous ne vous êtes pas brûlée j’espère ? Je vous offre votre café, avec mes plates excuses…

Il se sert dans le distributeur de serviette et lui en tend une.

- Non, dit l’homme agacé, le café lui est déjà offert. Par moi.

- Ah oui, bien sûr, mais…Tenez M’dame, je vous l’offre, moi aussi. J’suis rien qu’un employé, mais prenez ce billet comme compensation, c’est sur les pourboires qu’on me laisse…

- Non, non, dit-elle, ce n’est rien qu’un peu de café, ne vous inquiétez pas, gardez-le.

- Mais si, ma colombe, réplique vivement son compagnon, tu vois bien qu’il veut réparer son erreur, prends-le donc, ce fichu billet.

Elle s’en saisit tandis que le comptoir est essuyé d’un geste peu assuré. Un timide sourire est adressé à la jeune femme. Elle ne lui répond que du regard, trop gênée pour dire quoi que ce soit devant l’homme qui est à ses côtés, puis pose les yeux sur le billet qu’elle tient toujours entre ses doigts.

Avec son chapeau, son joli costume bleu nuit et sa cravate, l’homme transpire légèrement. Il s’essuie discrètement la main droite sur son pantalon, tandis que de l’autre main, prise par sa cigarette, il touche du bout des doigts ceux de sa belle. Il aurait pu les toucher, les caresser, mais se rappelant sans doute la moiteur de sa main, il ne fait finalement que les effleurer.

 

Non loin de là, un homme seul regarde le fond de son verre vide, la tête baissé on ne voit guère ses yeux ; ils semblent fermés, plongés dans le fond de ce verre. Il porte également un chapeau et un costume, mais celui-ci est grisonnant, terne, un peu vieilli, peut-être trop porté, presque sale. Les allées-et-venues de sa main dans la poche de sa veste lui ont donné cette forme béante.

Il lève les yeux, et voit les amants face à lui de l’autre côté du comptoir. Il les ferme, les ouvre, et encore, il cligne des yeux.

Alors, son regard s’illumine.

***

 

« Déception »

Vraiment, c’est le mot. Si j’avais su que j’allais finir dans ce bar sinistre à boire un café pour le moins écœurant, à des kilomètres de chez moi, accompagnée de cet homme dont je ne suis pas amoureuse et dont je n’apprécie guère la compagnie… Oui, j’aurais réfléchi davantage avant de me laisser embarquer là-dedans.

Je suis fatiguée, épuisée… Il n’a pas voulu prendre la voiture, Monsieur, ça ne le dérangeait pas, lui, de marcher des heures en guise de promenade digestive. On voit bien qu’il ne sait pas ce que c’est que de porter des chaussures de femmes… D’ailleurs pourquoi je les ai choisies, celles-là ? Pourquoi ne pas avoir choisi les autres, toutes simples : les noires à talons plats? Non, il a fallu que je prenne les rouges, les hautes, les grandes, les élégantes, les snobinardes petites chaussures rouges ! Celles qui vous lorgnent d’un œil mauvais du haut de leur talons aiguilles, celles qui lancent un regard dédaigneux à toutes les femmes qui n’ont pas eu le cran de les choisir, et d’opter ainsi pour l’élévation étincelante, la beauté et la noblesse des grandes dames du monde.

Vraiment, je ne me sens pas à ma place. Et puis, il y a cette vilaine odeur de cigarette qui me tourne la tête, la fumée qu’il m’oblige à respirer tant sa main se rapproche. Il toucherait presque la mienne...

Ça y est, il me la touche, non, il me l’effleure du bout des doigts. S’il croit que ça me fait quelque chose ! Je ne ressens absolument rien, c’est ça le drame de cette soirée : rien ne se passe. Sans ce sale café, je m’endormirais presque d’ennui sur le comptoir.

 

Publié dans Nouvelle

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