Un nouveau monde

Publié le par Diaphanous

Un nouveau monde

 

            Ils sont là, il est arrivé, enfin.

Le premier jour où cet homme a pu marcher sur ce nouveau monde, monde qui ne ressemble en rien à ce qu’il connaissait, une terre où tout semble possible, où la force des bras saura faire jaillir de son ventre la moisson.

Ce jour, il est arrivé.

Le premier jour où cette femme a pu marcher sur ses talons, l’enfant qu’elle porte lové au creux d’elle-même, fruit d’une union nouvelle encore. Ce jour, il est arrivé.

Ce jour nouvelet respire encore la fraîcheur de l’aurore, et cet homme et cette femme le regardent d’un œil tout aussi frais et nouveau, un œil grand ouvert qui questionne, qui sait, qui s’est questionné, connaissant et interrogeant toujours le monde.

Forts de leur dernière heure, forts de cet éveil et de la prise de conscience soudaine qu’ils goutèrent il y a peu, l’homme et la femme, accompagnés de cet être invisible qui ne les quitte jamais, marchent pieds nus sur un sol qui regorge de vie. Rien n’est plus comme avant, tout reste à faire, tout est à créer ; arbres et plants patientent encore dans la terre et dans l’esprit visionnaire de l’homme, celui dont les muscles saillants semblent si impatients de s’actionner. Maintenant main dans la main, le couple semble ne devoir jamais s’arrêter de marcher. Le chemin est long et leur marche les déracine un peu plus à chaque pas ; leur exil se transforme en voyage et leur pérégrination se métamorphosera en implantation. Jamais plus ils ne reviendront en arrière, car leur ancien monde, ils l’ont détruit, il s’est évanoui en un instant… à moins que ce ne soit en plusieurs millions d’années. Une chose est sûre, c’est que c’était leur faute.

 

***

 

Je fuis. Je n’ai jamais voulu ce qui nous est arrivé, cette déportation n’a aucun sens pour moi, car je ne la mérite pas, mais je la subis avec force et courage. Je le dois car je ne suis plus un, je suis deux, bientôt trois, et je dois protéger les miens.

Je n’ai que peu de souvenirs. D’ailleurs ma mémoire s’étiole au fur et à mesure que j’avance, à chacun de mes pas, et il en reste tant à faire. Il me faut avancer.

Si je restais immobile, ce serait la mort, cette conviction nouvelle s’est inscrite en moi et je sais désormais que du mouvement de mes membres dépend notre survie à tous les trois. Le sol est dur et mes pieds saignent, mais c’est droit devant que l’horizon sourit, c’est en avant qu’un avenir existe. J’avance.

 

***

 

Je fuis avec lui. Je n’ai jamais voulu ce qui nous est arrivé, mais je pensais bien faire, et, au plus profond de moi, je sais que j’ai bien fait. Il y a désormais une nouvelle chance pour nous, notre passé ne sera bientôt plus un fardeau car je sens qu’il échappe de plus en plus à ma mémoire. Nous avions tant vécu, stupides et égoïstes, sans penser à ce que nous faisions. Maintenant notre monde est mort et nous avons dû fuir, il a fallu partir et il nous faut maintenant reconstruire.

Je regarde ce monde nouveau mais c’est en moi que la reconstruction est dominante, car je deviens une autre femme, j’en ai la conviction, et je me sens pleinement sereine. L’homme que je sens entre mes doigts m’est essentiel, je le désire et l’admire. Puisse notre marche perdurer, et nos pieds, et cette terre sous nos pieds, nous porter longtemps encore…

Cette prière résonne en moi, et personne à part moi ne l’entend, peut-être. Ce qui fait ma force, mes possibles, c’est que je crois en une destinée nouvelle. Il y a peu, elle n’était pas, car l’ancien monde est mort, figé,  détruit désormais par notre faute.

Je ne regrette rien car c’était la seule solution pour sortir de cette prison. Avant, nous pensions bien faire… à tort.

Le bien et le mal se sont confondus et c’est ce qui fait notre force, nous le savons désormais : le savoir a fait de nous des êtres puissants, ni bons ni mauvais, toujours changeants et indéfinis, peut-être, mais nous avons gagnés, nous le savons, un regard neuf ; nous nous sommes percés à jour.

 

Mes jambes tirent douloureusement mon corps vers l’avant, mais ce que je sens me donne plus de force pour avancer, car cette douleur, c’est moi. Je l’aime autant que je la hais, elle est ma présence au monde.

Il y a aussi cette contraction, dans mon bas-ventre, elle est au-dessus de toutes les autres sensations parce qu’elle m’envahit comme une lumière tremblotante, elle est un jaillissement qu’on attend et qui attend son heure. Je sais qu’elle m’est étrangère tout en m’étant absolument familière. Je la regarde de l’intérieur sans rien percevoir d’autre que son scintillement, et celui-ci me suffit pour me sentir triomphante.

 

***

 

Cet homme et cette femme ont marché pendant des jours, reniant leur faute sous le poids d’une culpabilité qu’ils ne s’expliqueront plus et oublierons.

Ils ont tué un monde, et puis ?

Ils s’apprêtent à en créer un nouveau, un monde dans lequel ils seront libres. Libres grâce à ce corps qu’ils découvrent.

Libres de s’aimer de nouveau, libres de retirer les vêtements qu’ils ont confectionnés, libres de les porter aussi, pour garder secrète cette intimité nouvelle.

Elle a été à l’origine de leur départ, car elle sentait cette autre chose, latente, cachée, partout. Non prémédité, son acte n’a cependant jamais été regretté.

Laissons-les avancer, oui, laissons-les, car ils ont du travail depuis qu’ils ont détruit l’ancien monde ; depuis qu’ils ont perdu l’immobile immortalité de l’Etre et gagné le champ des possibles de l’Acte.

Publié dans Nouvelle

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