Ils voient rouge

Publié le par Diaphanous

Ils voient rouge

 

"Fabuleuse"

Cette femme est fabuleuse. J’en aurais presque renversé le café du client… Elle est vraiment merveilleuse et sa beauté n’a rien de conventionnel ; ses formes, sa poitrine, la couleur de ses cheveux… Ce n’est en rien l’archétype de la femme fatale présent dans les magazines. Et pourtant, elle est habillée comme telle.

Ce n’est pas tous les jours qu’une belle femme comme ça vient dans mon café. Même en rêve, elles ne sont pas si jolies.

Mais le charme est rompu, il a ses limites, comme toujours...

Elle n’est pas venue seule, évidemment, ce genre de petite nana, ça n’aime pas être seule, ça trouve un gars bien et fortuné, et ça se marie avec. Ça n’va pas dans les bars pour parler à un pauv’ type comme moi qu’ai pas un sous.

 

Fabuleuse apparition. J’ai toujours trouvé que le rouge allait parfaitement aux femmes, cette couleur les sublime ; sa robe, sa chevelure, ses lèvres… Eh beh, elle me le fait monter aux joues, le rouge !

Et puis sa silhouette élancée, légèrement cambrée à cause de ses talons hauts, c’est tout bonnement la déesse de l’amour qui est descendue de l’Olympe pour rendre fous les hommes…

 

« Amoureuse »

            Elle est enfin tombée amoureuse, la jolie petite femme bien proprette qui ne prenait pas la peine de poser les yeux sur moi quand je me baissais pour ramasser son mouchoir, celle-là même qui n’accordait aucune importance à mon existence quelques jours auparavant, celle qui ne devait pas se douter un instant de mes vues sur sa douce personne.

Il n’y a plus de doute, elle a succombé, enfin. Elle est conquise. Je la touche du bout du doigt et elle est tellement émue qu’elle en frissonne ! Est-ce de l’excitation ? Du plaisir ? Ou bien un profond tourment ? C’est sans doute la sensation de ne plus être maîtresse d’elle-même, d’être perdue dans le flot de sentiments qui la submerge tant cette palpation inattendue la désarme !

Je frissonne moi-même, cet amour me remplit de joie ! Ah ! Quelle douce volupté de l’âme et des sens que la certitude d’être aimé !

            Il faut dire que, ce soir, ce fut une affaire rondement menée : restaurant, promenade romantique au bord de l’eau et, enfin, café pris dans ce charmant petit bar… Le contact avec le comptoir en bois est sensuel, ainsi que la proximité de nos deux corps, la lumière grisante, la chaleur du café, nos deux mains qui s’effleurent… Comment rester insensible à tant de signes annonciateurs de notre douce idylle latente ?

 

« Comblée »

            T’as encore tout raté, c’est foutu ! Pourtant, c’était prévisible.

Qu’est-ce qui t’a pris de vouloir jouer avec la bourse comme ça ? Tu sais comment ça marche pourtant ! Ce n’est pas à toi qu’on apprend comment s’enrichir, tu sais y faire avec le cours des actions, la plus-value, les banques centrales, les fusions acquisitions, les ouvertures de capital… Tu aurais dû vendre tant qu’il en était encore temps ! Tu ne serais pas là à enchaîner les verres comme un ivrogne !

            Ce verre, là, il est vide maintenant. Il y a une seconde à peine, il est encore plein ; une promesse de saveurs pour mes papilles et une chaleureuse descente pour mon gosier. Eh bien, ce verre, c’est toi, t’as plus rien mon p’tit gars, t’as plus d’valeur, parce que tu ne possèdes plus que toi-même. Et ça, ça n’intéresse personne. T’es bon à mettre dans le canal.

            Alors que… Regardez-moi ces deux-là, là-bas, les amants insouciants. Ils s’élancent sûrement dans un bonheur sans fin, ils s’assurent joie et prospérité dans un joli petit foyer. Lui, doit bien gagner sa vie, sa mise et sa mine le prouvent. Sa cigarette à la main, arme ultime de l’homme moderne, en est la confirmation. Elle, doit être la future heureuse ménagère d’une spacieuse et charmante maison qu’elle entretiendra en grande dame du monde. Sa figure maquillée, sa robe et ses chaussures ne trompent pas : on voit tout de suite combien sa tenue est soignée, élaborée avec goût, application. Sûrement qu’elle l’aime déjà, son futur mari, on voit qu’elle veut l’impressionner avec ce fard, ce rouge, toute cette sensualité.

De la joie, de l’exaltation, du désir, émanent de ses douces lèvres teintées, ses yeux s’appliquent à regarder le billet de banque avec attention, certainement pour ne pas laisser transparaître la confusion et le trouble qui la prennent après le contact de leurs deux mains. L’homme a l’air de bien maîtriser son sujet, sacré bonhomme, elle a succombé, elle semble même amoureuse. Et, surtout, elle a l’air si …heureux. Elle semble comblée, oui, c’est ce qu’elle est, parfaitement comblée.

 

***

- Bonsoir, un café serré, s’ilvous-plaît.

- Deux.

Elle et lui sont entrés dans un bar, comme deux insectes volants attirés par la lumière. Ils se sont assis derrière le comptoir sur des tabourets en bois. Là, ils attendent leur café.

Le serveur amène la commande sans vraiment y penser. Il pose la première tasse, le comptoir rentre alors dans son champ de vision et il voit une main féminine avec de jolis doigts fins et fraîchement manucurés d’un beau vernis couleur sang. La lumière jaunâtre du bar lui éclaire le dos de la main et invente quelques ombres, les cachettes de sombres secrets.

Surpris, il lève la tête et aperçoit le visage de la jeune femme, et, dans un sursaut, manque de renverser la seconde tasse qu’il apportait. Il parvient à la redresser in extremis avant que le liquide noir et brûlant ne s’en échappe.

- Faites un peu attention, Nigaud ! Vous avez bien failli en reverser sur la demoiselle ! assène l’homme au serveur embarrassé.

- Je vous prie de bien vouloir m’excuser, m’dame, j’ai eu un moment d’égarement et je…

 

Dans sa justification, le geste accompagnant la parole, un mouvement brusque fit s’envoler une petite quantité de café qui, après être passé devant les yeux impuissants du malhabile, éclaboussa l’avant-bras de la jeune femme.

- Je suis vraiment désolé, Madame, complètement navré, vraiment ! Prenez ce mouchoir. Vous n’êtes pas brûlée, j’espère ? Je vous offre votre café, avec mes plus plates excuses, je…

- Non.

Grommela l’homme en costume bleu avant d’ajouter :

- le café lui est déjà offert, par moi.

- Ah, oui. Bien sûr, c’est évident. Mais je vous l’offre quand même, prenez ce billet, en compensation, c’est sur les pourboires qu’on m’laisse...

- Ce n’est pas nécessaire, reprend l’homme brusquement.

- Gardez votre argent, ajoute la femme dans un soupir.

Un timide sourire est adressé à la jeune femme tandis que le comptoir est essuyé d’un geste mal assuré… Elle ne lui répondra que du regard, trop gênée pour bouger les lèvres.

Avec son chapeau, son costume bleu nuit et sa cravate, l’homme transpire légèrement. Il s’essuie discrètement la main droite sur son pantalon, tandis que de l’autre main, prise par sa cigarette, il touche du bout des doigts ceux de sa belle. Il aurait pu les toucher, les caresser, mais, se rappelant la moiteur de sa main, il ne fait que les effleurer.

Non loin de là, un homme seul regarde le fond de son verre vide, la tête baissée. On ne voit guère ses yeux ; ils semblent fermés, plongés dans le fond du verre. Il porte également un chapeau et un costume, mais grisonnants, ternes, un peu vieillis, peut-être trop portés, ou sales. Le va-et-vient de sa main dans sa poche pourrait bien lui avoir donné cette forme béante.

Il lève les yeux et voit les amants face à lui, de l’autre côté du comptoir. Il les ferme, les ouvre, et encore. Ses yeux clignent ainsi quelques secondes qui lui parurent des heures. Son regard s’illumine et s’éteint, ainsi qu’un interrupteur.

 

***

 

« Déception »

            Vraiment, c’est le mot. Si j’avais su que j’allais finir dans ce bar sinistre à boire un café bien moins amer que moi, à des kilomètres de la maison…

Cet homme m’ennuie, plus il parle moins j’apprécie sa compagnie ; que fais-je ici ?

Oui, si j’avais su, j’aurais réfléchi davantage avant de me laisser embarquer dans cette voiture rouge et cette maudite soirée !

            Je suis fatiguée, épuisée. Il n’a pas voulu reprendre la voiture, Monsieur, ça ne le dérange pas, lui, de marcher des heures en guise de promenade digestive, soi-disant romantique. On voit bien que Monsieur ne sait pas ce que c’est que de porter des chaussures de femmes !

D’ailleurs, pourquoi les ai-je choisies, celles-là ? Pourquoi ne pas avoir pris les autres, les toutes simples, les noires à talons plats ? Non, bien sûr, il a fallu que je prenne les rouges, les hautes, les grandes, les élégantes et snobinardes petites chaussures rouges ! Ces chaussures sont des prédatrices. Elles vous lorgnent du haut de leurs talons aiguilles jusqu’à ce que vous les portiez, elles vous lancent un regard dédaigneux, à vous, à moi, à toutes les femmes qui n’ont pas eu le cran, le courage de les porter et d’opter ainsi pour l’élévation, la beauté et la noblesse des grandes dames du monde.

            Vraiment, je ne me sens pas à ma place. Et puis, il y a cette vilaine odeur de cigarette qui me tourne la tête ; la fumée me remplit les narines tant sa main se rapproche. Il me toucherait presque ! Ça y est, il me touche carrément !

Non, il m’effleure, c’est pire. S’il croit que ça me fait quelque chose !... Je frisonne de dégout.

Je ne ressens rien.

Absolument rien.

C’est le drame de cette soirée : rien ne se passe. Sans ce café, je m’endormirais d’ennui sur le comptoir.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article