Dadiska et le verseur de rêves

Publié le par Diaphanous

     Il était une fois un homme seul entouré de beaucoup de monde qu’il connaissait bien. Un homme seul qui riait souvent avec les autres, mais qui gardait toujours une solitude, un vide, qu’il cachait aux autres et à lui-même.

Cet homme travaillait surtout la nuit, le soir, quand la lumière du jour se terrait on ne sait où et que la lumière des hommes ne trouvait alors nulle rivale la supplantant. Au milieu de ces sources de lumière jaunâtre, l’homme versait des rêves dans des verres vides à des hommes plus vides encore. Il versait aussi des mots aux creux de leurs oreilles. Il versait dans leurs yeux, parfois, l’intérêt mesuré de celui qui n’est là qu’à demi.

L’autre part de lui-même, il la tient dans sa main ; c’est une fenêtre donnant sur le monde qu’il a laissé à la maison, sa famille, qui lui écrit et avec laquelle il n’est pas vraiment présent.

Quand il verse des demis à ceux qui sont près de lui, il n’est pas vraiment là non plus. Il est en deux lieux à la fois et cette ubiquité et un fardeau. C’est un joug qui le vide de lui-même pour mieux le combler de solitude ; cela alors qu’il remplit des verres qu’il regarde se vider comme on vide une gourde au milieu du désert : avec parcimonie, lenteur et intensité.

Le rêve fini, on en commande vite un autre, pourtant. Car la nuit commence à peine, et que pouvons-nous bien faire d’autre ?

L’homme seul qui verse des rêves est souriant, ça fait partie du métier quand on est verseur de rêves. Il s’intéresse vaguement aux autres et prend grand intérêt à ce qui est dit : il écroute et rassemble en son esprit les flots de paroles qui s’écoulent en ses oreilles. Le flux n’est pas constant, alors, pour garder la cadence, il parle, use le reflux, et la machine tourne bien ainsi.

Mais la parole est comme une enfant, elle joue sans souci des conséquences et se joue bien souvent des règles ou de la sensibilité des autres. Comme une enfant, elle ne connaît que les limites qu’on lui impose. Ils ne lui en imposent aucune. Ils la laissent libre, aussi libre qu’un enfant peut l’être sans ses parents. Cette parole orpheline ne se méfie de personne, même pas d’elle-même.

Une fée bleue, Dadiska, trouva par hasard cet endroit qui n’existait que la nuit, et elle l’apprécia pour ce qu’il était : un repère lumineux dans l’obscurité.

Elle rencontra des hommes, plus ou moins seuls, qui appréciaient sa compagnie. Elle goûta au rêve, quelle redécouvrit sous sa forme liquide, et elle y trouva un certain plaisir, car, bien sûr, il est reposant de laisser la magie opérer d’elle-même en son gosier, plutôt que de l’éveiller en son cœur.

Le sourire était facile en cet endroit, c’était d’ailleurs facile de s’y perdre, d’y faire un détour, pour y perdre des tours de petite et grande aiguille.

 

***

Dadiska aimait le verseur de rêves pour ce qu’il était : quelqu’un d’aussi incomplet que les demis qu’il servait à ses clients. Elle l’aimait peut-être pour cela, et elle voulait combler ce vide, ce trou béant qui lui crevait les yeux, à elle, mais que personne d’autre ne semblait voir, pas même lui-même.

Ils se parlaient souvent tous les deux, la magie opérait sans qu’il y eut besoin de formules particulières, car l’un et l’autre laissaient s’ébattre la parole avec une joie enfantine de circonstance. C’est-à-dire que la parole devenait de plus en plus libre entre eux, elle était comme folle ! Jamais parole orpheline ne trouva de meilleurs parents –ou de pires, selon le point de vue-. Car ils ne l’éduquaient pas, non, ils la laissaient batifoler sans retenue dans leur bouche amusée.

Comme une famille qu’un enfant illégitime aurait réunie, le verseur et la fée, toujours accompagnés de leur parole, formaient ensemble un tout, une trinité.

 

L’homme seul semblait moins seul alors, quand il était au comptoir des rêves. Il n’était plus partagé, il était plein, de rêveries ; il était rempli par la fée qui lui volait alors un peu son travail de verseur de rêves liquides.

Elle les lui versait à l’aide de leur fille et complice, Parole. Devenue grande, elle parvenait parfois avec ses mots, par les yeux comme par la bouche, à faire déborder la contenance de l’homme qui était déjà à demi rempli.

 

                                                             ***

Quand le jour paraissait, la fée reprenait ses activités de fée, et l’homme était auprès de sa famille.

Au début, le vide que Dadiska avait comblé ne se faisait plus sentir en lui, et c’était un soulagement.

Mais, au fur et à mesure que le niveau baissait, il devenait urgent pour l’homme de faire de nouveau le plein. Habitué comme il l’était à n’être toujours plein qu’à demi, il goûtait avec euphorie au sentiment de plénitude. Alors, il souffrait de perdre de plus en plus de perdre un peu de lui-même le temps passant.

 

Parole, elle, redevenait orpheline quand ces deux-là ne se parlaient plus.

Quant à Dadiska, elle se sentait pousser de nouvelles ailes de fée à chaque éclat de rire que sa fille Parole provoquait, c’était à chaque fois un sanglot libéré au creux de sa poitrine. Car toute larme est à la fois une peine et une joie, et, Dadiska sachant cela plus que tout autre, laissait couler les sanglots réprimés, enfermés, pour, enfin, les délivrer.

          Au bout de quelques temps cependant, cette habitude de remplissage devenait insuffisante, la fée et le verseur qui avaient tous deux pour métier de remplir de rêves des gens vides, s’étaient habitués à se remplir l’un l’autre, et cela commençait à prendre le pas sur le rôle de papa que le verseur avait déjà. Dadiska le savait, elle regrettait de n’avoir aucun pouvoir pour arranger cela.

Après quelques luttes vaines et vides, les mots qu’ils étaient venus à s’échanger, même par petites fenêtres interposées, ces mots devinrent inutiles et impuissants. Ils ne purent bientôt plus remplir qui que ce soit, car Parole, en mauvaise fille, s’amusait à brouiller ses parents en étant double et imprécise, parfois volontairement maladroite.

C’était le nouvel amusement de cette folle enfant ; trouver querelle. Car la joute et le jeu sont frère et sœur, et il arrive qu’ils se confondent ou échangent leur place. C’est ce qui arriva pour le verseur et Dadiska : le jeu devint une joute.

La bataille s’envenima car ils ne supportaient plus d’être l’un et l’autre incomplet.

 

                                                             ***

          Depuis, l’homme seul verse toujours des rêves dans les verres de ceux qu’il écoute et qui l’écoutent. Il a maintenant trouvé dans sa solitude quelque chose qui lui plaît : un souvenir comblé et une certaine liberté ; celle qu’il a choisi et qui choisit de renoncer, celle, surtout, qui a eu ce que vraiment elle désirait garder, conserver : une place dans la famille qu’il a fondé.

Publié dans Contes féelosophiques

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